Pour la première fois, Elle se retrouvait à Pôle Emploi. Sa conseillère se prénommait Betty C., comme dans 37°2. Elle y voyait un signe. Quelque chose de romanesque, de passionnel et d’intense l’attendait forcément, sinon à quoi bon avoir pris ce risque inouï. Betty C. lui avait dit, dès leur premier rendez-vous : « Madame (je la remarque toujours intriguée quand on l’appelle ‘Madame’, regardant derrière elle et sur les côtés, cherchant ‘Madame’. Car ‘Madame’ ne peut être elle, il y a erreur), vous avez travaillé toute votre vie depuis l’âge de 20 ans sans interruption, vous avez un parcours linéaire, d’abord dans l’événementiel sportif pendant près de dix ans, dans le golf et le basket, et ensuite cette carrière institutionnelle à La Poste pendant presque vingt ans… Il est temps de faire une pause. Ne culpabilisez pas d’être au chômage, considérez ce temps pour prendre un nouvel élan. Réfléchissez. Pôle Emploi est là pour accompagner cette transition. » Elle n’en revenait pas. Ce discours lui rappelait celui qu’Elle avait adopté en tant que dircom’ en charge des RP. Aux journalistes, Elle s’exprimait volontiers à coups de « près de » « presque » « plus que », se voulant sincère, rassurante et optimiste, jamais alarmiste.
Elle se souvenait de certaines crises qu’Elle avait eues à gérer : l’effondrement du toit d’un centre courrier, l’effondrement (crises… je vous miaule) de la cheminée d’une usine de déchetterie sur le plus gros centre de traitement du courrier du département. Il avait fallu en une nuit évacuer le matériel qui pouvait l’être et les « plis en souffrance » (les journalistes aimaient cette expression qui rendait la situation tragique). À cet égard, « presque », « près de » et « plus de » se justifiaient. Il avait fallu créer dans l’urgence d’autres conditions de travail, installer des Algecos, négocier un terrain, des numéros verts, des abonnements de téléphonie immédiats, des casiers de tri, parkings, réunions avec les élus et les citoyens, signer des chartes, informer, former, recruter, séances houleuses avec les syndicats qui parfois, n’hésitaient pas à jeter des chaises en travers de la pièce dans des excès de colère, ne rien laisser traîner à la photocopieuse, tout document susceptible d’être retourné contre la direction, garder son sang-froid et agir, logique de résultat, foncer droit devant, il serait temps de réfléchir plus tard, action, réaction. L’humain, quoiqu’on en dise, passait après, cette logistique infernale, en temps de crise. C’est pourtant l’humain, qui a commencé à la faire douter de sa valeur ajoutée, son utilité, lors d’une crise. Encore un centre de tri qu’il avait fallu évacuer en une nuit, un week-end. Avec la DRH et leurs équipes respectives, ses collaborateurs dont elle avait bien sûr les coordonnées personnelles et que, dans de telles situations, exceptionnelles, Elle n’hésitait pas à joindre même à deux heures du mat’, il s’était agi d’appeler tous les postiers concernés, pour les informer des faits et de leurs nouvelles conditions de travail dès lundi. Or, certains n’avaient pas répondu aux appels, répétés. Les heures passaient et l’inquiétude enflait. Amis, collègues, famille, voisins, tout le monde ignorait où ces quelques postiers-là, pouvaient bien se trouver. C’était incompréhensible.
Ces postiers-là, vivaient désormais dans leur voiture ou dans une tente, avec quelques sacs et deux ou trois couvertures. Ils étaient devenus moins loquaces, plus mécaniques et introvertis, plus ternes, maintenant qu’on en parlait, oui, on le remarquait. Comment une telle entreprise avait-elle pu laisser se déliter ainsi les relations humaines, devenir aveugle et sourde. Ne pas considérer la souffrance non pas de lettres et de colis qui ne seraient pas distribués en J+1, mais de femmes et d’hommes assermentés pour les manipuler, ces courriers, en confiance, messagers silencieux.
Betty C. l’avait inscrite à tout un tas d’ateliers et Elle s’était formée aux réseaux sociaux. Elle avait une intuition : Elle serait désormais une femme numérique, une femme hashthag. Paradoxalement plus en retrait. Et moi. Qu’allait-elle faire de moi ?
Et si je donnais à ma Mimi une identité numérique. Elle a bien le droit de s’exprimer elle aussi, après tout, elle aurait tellement de choses à raconter, avec ce qu’on vient de vivre ensemble. Ses #chatventures, à raconter sur son blog et ses réseaux sociaux ! après tout, au Japon, en Espagne, les chats ont la parole, #IRL et #URL, ils ont des milliers de followers enflammés, d’autres félins virtuels qui ont le sens de la mise en scène. L’idée a pointé de cette manière. Quelques ateliers et formations plus tard, Elle créait la marque #lanouvelleolympe. Le logo représentait une petite chatte si blanche que seuls des contours étaient nécessaires à sa représentation : bleu et rose, aux couleurs de l’enfance décloisonnée et innocente. Un chat représente la tendresse et les câlins de l’enfance, une chaleur rassurante. Une petite chatte qui semblait faire faire un clin d’oeil, en permanence, et qui relativisait tout. À présent la vie serait plus facétieuse.
Comment l’appeler ? Elle avait cherché, appelé des amis, organisé des séances de brainstorming de prénom de chat, de chat numérique, qui ne donnaient rien. À peine avait-Elle quitté le groupe, qu’Elle en avait oublié ses mécanismes. Un beau matin, Elle s’était réveillée et avait su. Elle avait tapoté sur son ordinateur et décliné Marianne.
Elle se souvenait à présent. Dix-sept ans auparavant, Elle venait de signer ce contrat, pour devenir dircom’, et à l’issue de sa première journée dans. cet univers industriel, de services et de service public, institutionnel, encore très administratif quand Elle y a été recrutée, même si le groupe n’était déjà plus une administration, qu’elle avait rédigé sa lettre de démission. Je ne pourrai pas rester, c’est barbare, trop de baronnies de sigles et de hiérarchie, de process et de procédures, la lenteur, la norme, pas la place pour s’ennuyer, aucune fenêtre pour contempler, trop rapide. L’un des dirigeants du groupe lui avait répondu : La patience est une vertu révolutionnaire. Elle avait patienté. Elle était devenue la meuf qui trace. Solide, guerrière et justicière aussi, inébranlable et incorruptible. Couleur dominante rouge, comme la révolution. Elle était rentrée sous l’effigie de Marianne dans ce groupe, qu’elle quittait dévoilant le visuel du timbre Marianne, que ce même manager lui avait demandé de coordonner. Marianne…. Marianne…. Olympe de Gouges ! Olympe, bien sûr. Cette autre révolutionnaire, à qui l’on devait la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Elle avait aussi été la première femme à s’être souciée de protection animale. Olympe de Gouges usait de toutes les formes d’expression de son époque : déclamations scéniques, théâtre de rues, tracts. Sûr qu’elle n’aurait pas renié les réseaux sociaux, nouveaux moyens citoyens de prise de parole. Je suis devenue #lanouvelleolympe avec la force de l’évidence, et du destin.
Quand elle racontait son histoire, ces nouveaux #chatpitres inattendus, à ses amis, quelque chose de créatif se dessinait. Ronan H., graphiste, scénariste, musicien, lui avait dessiné le logo. Teddy L., geek et entrepreneur, lui avait créé mon blog, sur lequel Elle me proposait de raconter notre vie commune et mes #chatventures. Joanna M. et Christophe D. avaient composé des musiques sur les paroles qu’elle venait d’écrire, l’une au piano, acoustique, l’autre au clavier et au synthé, pop rock. Moins des paroles que des poésies, à l’origine. Ce sont eux, Joanna M. et Christophe D., qui en ont fait des textes de chansons. Cela faisait beaucoup de créations artistiques tout à coup. Qu’en faire ? trouver un éditeur romanesque, musical, un producteur, un agent ?
Betty C. avait fait preuve d’un recul qu’elle n’avait pas : Madame, visiblement votre domaine, c’est l’artistique. Vous êtes une artiste. N’allez pas contre votre nature créative et indépendante. J’ai remarqué aussi, vous observant et analysant vos résultats de tests, que vous aviez un sens évident de la coordination de projets, l’art de réunir les bonnes personnes, de les fédérer, de mutualiser des moyens, même inexistants, et d’obtenir un résultat. Et en même temps, vous êtes fondamentalement introvertie, dans votre monde, presque solitaire, voire sauvage, à observer, réfléchir. Parfois, on dirait que vous vous parlez à vous même, plutôt qu’aux autres. Dans une bulle. Éloignée des environnements formatés, hostiles aux cadres et à la hiérarchie. Je vous donnerai les synthèses des tests que vous avez passés, vous verrez. Votre bilan de compétences est intéressant, vous savez et cohérent : vos amis, vos relations de travail, votre famille, tout les avis convergent. Ce serait peut-être le moment, pour vous, de créer votre entreprise, de devenir autonome.
Chef d’entreprise ? Wouah… Betty C. Elle s’était inscrite au sein d’associations, notamment l’une qui accompagnait les femmes de plus de quarante-cinq ans au chômage, composée d’experts qui accompagnaient bénévolement les femmes qui en exprimaient le besoin. Force Femmes. Comptables, juristes, stratèges, communicants, dirigeants eux-mêmes. Deux mois plus tard, elle déposait les statuts de sa société, crée pour assurer le développement artistique de la marque #lanouvelleolympe. Ni autre-entreprise, ni association, une véritable entreprise, une SASU, parce que, suivant les conseils reçus et convaincants, si son activité se développait, elle n’aurait pas besoin d’effectuer de modifications juridiques. D’emblée, elle se donnait les moyens, au service de son projet.
Et vous avez pensé à l’industrialisation, quel modèle économique, quel recrutement prévoyez-vous, quel projection, votre business plan, votre plan de trésorerie, code NAF, convention collective, spectacle vivant, licence 2, producteur musical, éditeur musical, gestion collective, droits, propriété intellectuelle, droits voisins, copie privée, droits mécaniques, auteur, compositeur, interprète, artiste principal, prestations, prix. Toute la chaîne, depuis la création.
Ça résonnait, ça s’amplifiait et formait un tourbillon à la fois excitant et embarrassant. Le plus étonnant, c’est que le résultat, la logique financière présentait une importance moindre que son Grand Projet Artistique, si singulier. Elle était devenue agent de chatte, et pas n’importe quel chatte : une #chartiste. Qui elle-même s’était transformée en une muse-créatrice inspirante, chaque jour plus inspirante. Le chemin l’exaltait davantage que le but, pour la première fois.
Quelles sont vos valeurs, celles de votre entreprise ? Agent de chatte, hahaha ! vous êtes agent de votre chatte ???? pas possible !
Personne ne semblait pourtant la prendre au sérieux, quelque chose, un détail, semblait gripper ce qu’Elle venait de bâtir. Il s’agissait d’une grippette, mais une grippette tenace et chronique. Qui allait durer cinq ans. N’empêche, elle défendait son modèle : la création pour tous, toutes formes d’expression. En filigrane, les causes sociétales : le handicap, puisque ma Mimi est sourde, la cause animale, l’adoption, l’abandon, la double-culture puisque cette petite chatte, trouvée en Bretagne, présentait toutes les caractéristiques du Chat-de-Van, d’origine arménienne, comme elle.
Quel est votre message, votre signature ?
– Eh bien au fond, ce que je cherche à exprimer c’est : Comment trouver sa place dans la société, dans un environnement parfois hostile. Trouver sa place et être heureux, tout simplement. Trouver sa place, grâce à la création et à l’expression artistique, en préservant la naïveté, l’insouciance de l’enfance. La création transcende et illumine la vie. C’est l’élan, l’abandon. L’abandon de soi.
Elle comprenait soudain que son parcours institutionnel et rigoureux avait permis cela, elle avait appris l’ordre, la patience, le travail. #lanouvelleolympe, c’était la somme de tous ces paradoxes. Mais comment cette grande #chatventure s’est-elle passée, concrètement ?